Les écrits de Froissart sont en ancien français.
Jehan Froissart
Chroniques
Livre Troisième
(Voyage de Froissart en Béarn.) :
Chapitre IX
Comment la garnison du chastel de Lourdes fut ruée jus et déconfite, et
de la grand'diligence que le comte de Foix fit aussi de recouvrer ledit chastel de
Lourdes.
"Ainsi que je vous conte, beau maître, eut en ce temps le duc d'Anjou le
chastel de Mauvoisin, dont il eut grand'joie; et le fit garder par un chevalier de
Bigorre qui s'appeloit Chiquart de la Perrière. Et depuis le donna-t-il au comte
de Foix, lequel le tient encore, et le tenra tant comme il vivra; et le fait bien
garder par un chevalier de Bigorre, lequel est de son lignage, et le appelle-t-on
Raymon des Landes. Et quand le duc d'Anjou ot la saisine de Mauvoisin, et délivré
ce pays et toutes Landes-Bourg des Anglois et des pillards, il s'en vint mettre le
siége devant la ville et le chastel de Lourdes. Adonc se douta grandement le comte
de Foix du duc d'Anjou, pour ce que il le vouloit voir de si près et ne savoit à
quoi il tendoit. Si fit le comte son mandement de chevaliers et escuyers, et puis
les envoya par toutes ses garnisons; et mit son frère, messire Ernault Guillaume,
en Morlens, atout deux cents lances; et son autre frère, messire Pierre de Berne,
atout deux cents lances, en la ville de Pau; messire Pierre de Cabestain, en la cité
de l'Eskalle, atout deux cents lances; messire Monnant de Nouvailles, en la ville
de Harciel, atout cent lances; messire Ernault Geberiel en la ville de Mont-Gerbiel,
atout cent lances; messire Foucaut d'Orchery en la ville de Sauveterre, atout cent
lances; et moi-même, Espaing de Lyon, fus envoyé au Mont de Morsen atout deux cents
lances. Et n'ot chastel en toute Berne qui ne fût bien pourvu et de bonnes gens d'armes.
Et il se tint à Ortais en son chastel et de-lez ses florins. - Sire, dis-je, au chevalier,
en a-t-il grand'foison? - Par ma foi, dit-il, aujourd'hui le comte de Foix en a bien
par trente fois cent mille, car nul plus large grand seigneur en donner dons ne vit
aujourd'hui." Lors lui demandoi-je: "Sire, et à quels gens donne-t-il ses dons?"
Il me répondit: "Aux étrangers, aux chevaliers, aux écuyers, qui vont et chevauchent
par son pays, à ses hérauts, à menestrels, à toutes gens qui parlent à lui. Nul ne
se part sans ses dons, car qui les refuseroit il le courrouceroit. - Ha! sainte Marie!
sire, dis-je, à quelle fin garde-t-il tant d'argent et d'où lui en vient tant? Sont
ses revenues si grandes comme pour tout ce assouvir; je le saurois volontiers voirs,
si il vous plaisoit que je le sache. - Oil, dit le chevalier, "vous le saurez. Mais
vous m'avez demandé deux choses; si faut que je vous conte l'un après l'autre, et
je vous délivrerai premier de la première.
"Vous m'avez demandé tout premièrement
à quel fin il garde tant d'argent. Je vous dis que le comte de Foix se doute toujours,
pour la guerre que il a au comte d'Ermignac et pour les envahies de ses voisins,
le roi de France ou le roi d'Angleterre, lesquels il ne courrouceroit pas volontiers.
Et trop bien de leur guerre il s'est sçu dissimuler jusques à ores; car oncques ne
s'arma de l'une partie ni de l'autre, et est bien de l'un et de l'autre. Et vous
dis, et aussi vous le direz quand l'accointance et la connoissance de lui aurez et
que vous l'aurez ouï parler, et sçu l'état et l'ordonnance de son hôtel, vous verrez
qu'il est aujourd'hui le plus sage prince qui vive et que nul haut seigneur, tel
que le roi de France ou le roi d'Angleterre, courrouceroit le plus envis. De ses
autres voisins, du roi d'Arragon ni du roi de Navarre ne fait-il compte; car il fineroit
plus de gens d'armes, tant a-t-il acquis d'amis par ses dons et tant en peut-il avoir
par ses deniers, que ces deux rois ne feroient à une fois ou deux. Je lui ai ouï
dire que, quand le roi de Chypre fut en son pays de Berne et il lui remontra le voyage
du Saint-Sépulchre, il l'enamoura si à faire un grand conquêt par delà, que si le
roi de France et le roi d'Angleterre y fussent allés, après eux ce eût été le seigneur
qui eût mené la plus grand'route et qui eût fait le greigneur fait. Et encore n'y
renonce-t-il pas; et c'est en partie ce pourquoi il assemble et garde tant d'argent.
Et le prince de Galles, du temps qu'il régna ès parties d'Aquitaine et qu'il se tenoit
à Bordeaux sur Gironde, l'en mit en la voie; car pour le pays de Berne le prince
le menaçoit, et disoit que il vouloit que il le relevât de lui; et le comte de Foix
disoit que non feroit, et que Berne est si franche terre qu'il n'en doit hommage
à nul seigneur du monde. Et le prince qui, pour ce temps, étoit grand et cremu, disoit
que il le mettroit à merci. Et en eût fait aucune chose, car le comte d'Ermignac
et le sire de la Breth, qui héent le comte de Foix pour les victoires qu'il a eues
sur eux, lui boutoient en l'oreille; mais le voyage que le prince fit en Espagne
lui rompit. Et aussi messire Jean Chandos, qui étoit tout le cœur et le conseil du
prince, brisoit le propos du prince à non guerroyer le comte de Foix; et aimoit messire
Jean le dit comte pour ses vaillantises. Mais le comte, qui se doutoit et qui sentoit
le prince grand et chevalereux à merveilles, commença à assembler grand trésor pour
lui aider et défendre si on lui eût couru sus. Si fit tailles en son pays et sur
les villes qui encore y durent, et y dureront tant comme il vivra; et prend sur chacun
feu par an deux francs, et le fort porte le foible; et là a-t-il trouvé et trouve
encore grand avoir par an. Et tant volontiers le paient ses gens que c'est merveilles.
Car, parmi ce, il n'est nul François, Anglois ni pillard qui leur fassent tort ni
injure d'un seul denier; et est toute sa terre aussi sauve que chose peut être, tant
y est bien justice gardée; car en justiciant c'est le plus crueulx et le plus droiturier
seigneur qui vive."
A ces paroles vînmes-nous à la ville de Tournay où notre gîte
s'adonnoit. Si cessa le chevalier à faire son conte, et aussi je ne lui enquis plus
avant, car, bien savois là où il l'avoit laissé et que bien y pouvois recouvrer,
car nous devions encore chevaucher ensemble; et fûme ce soir logés à l'hôtel à l'Étoile,
et là tenus tout aise.
Quand ce vint sur le souper, le chastelain de Mauvoisin, qui
s'appeloit messire Raymon des Landes, nous vint voir et souper avecques nous; et
fit apporter en sa compagnie quatre flacons pleins de blanc vin, aussi bon que j'en
avois point bu sur le chemin. Si parlèrent ces deux chevaliers largement ensemble;
et tout tard messire Raymon partit et retourna arrière en son chastel de Mauvoisin.
Quand ce vint au matin, nous montâmes ès chevaux et partîmes de Tournay, et passâmes
à gué la rivière de Lèse, et chevauchâmes vers la cité de Tharbes, et entrâmes en
Bigorre, et laissâmes le chemin de Lourdes et de Bagnières et le chastel de Montgaillard
à sénestre, et nous adressâmes vers un village que on dit au pays le Civitat, et
le côtroyâmes, et vînmes dans un bois en la terre du seigneur de Barbesen, et assez
près d'un chastel que on dit Marcheras, à l'entrée de Pas du Larre, et tant que le
chevalier me dit: "Messire Jean, vez-ci le Pas au Larre." Adonc avisai-je et regardai-je
le pays. Si me sembla moult étrange; et me tinsse pour perdu ou en très grande aventure,
si ce ne fût la compagnie du chevalier; et me revinrent au devant les paroles que
il m'avoit dites, deux ou trois jours avant, du Pas au Larre et du Mongat de Lourdes,
et comment il mourut. Si lui ramentus, et lui dis: "Monseigneur, vous me dîtes devant
hier que quand nous venrions au Pas de Larre, vous me conteriez la matière du Mongat
de Lourdes, et comment il mourut. - C'est voir, dit le chevalier. Or chevauchez de-lez
moi et je le vous conterai."
Adonc m'avançai-je et me mis de-lez lui pour ouïr sa
parole, et il commença à parler et dit:
"Du temps que Pierre d'Anchin tenoit le chastel
et la garnison d'Ortingas, si comme je vous ai conté par avant, chevauchoient ceux
de Lourdes aucune fois à l'aventure moult en sus de leur forteresse; et vous dis
que ils ne l'avoient pas d'avantage, car vez-ci le chastel de Barbesan, et le chastel
de Marcheras, où toudis à eu gens d'armes en garnison, sans ceux de Bagnières, de
Tournay, de Montgaillard, de Salenges, de Benac, de Gorre et de Tharbe, toutes villes
et garnisons françoises. Et quand ces garnisons sentoient que cils de Lourdes chevauchoient
vers Toulouse, ou vers Carcassonne, ils se recueillaient ou mettoient en embûches
sur eux, pour eux ruer jus et tollir les pillages qu'ils ramenoient. Une fois en
y avoit des rués jus d'une partie et d'autre; et d'autres fois à l'aventure passoient
ceux de Lourdes sans être rencontrés. Or advint une fois que Ernauton de Sainte-Colombe,
le Mongat de Saint-Cornille, et le Bourg de Carnillac et bien six vingt lances de
bonnes gens d'armes se départirent de Lourdes et s'en vinrent autour des montagnes
entre ces deux rivières Lisse et Lèse, et allèrent jusques à Toulouse. A leur retour
ils levèrent ès prairies grand'foison de bestail, vaches et bœufs, porcs, moutons
et brebis, et prindrent moult de bons hommes au plat pays, et tout ramenoient devant
eux. Et fut signifié au capitaine de Tharbes, un écuyer gascon qui s'appeloit Ernauton
Bisette, appert homme d'armes durement, comment ceux de Lourdes se contenoient et
chevauchoient le pays. Si le manda au seigneur de Benac et à Angelot des Landes,
fils à messire Raymond, et aussi au seigneur de Barbesan, et dit qu'il vouloit chevaucher
contre eux. Cils chevaliers et cils écuyers de Bigorre s'y accordèrent, et se recueillirent
tous ensemble, et firent leur amas à Tournay, par où leur passage étoit communément;
et là fut aussi le bourg d'Espaigne qui y vint de sa garnison de Saint-Béat. Et étoient
environ deux cens lances; et envoyèrent leurs espies sur le pays pour savoir quel
convine cils de Lourdes à leur retour faisoient. D'autre part aussi cils de Lourdes
avoient leurs espies pour savoir si nulles gens d'armes se mettroient contre eux
sur les champs; et tant firent par leurs espies que ils sçurent tout le convinement
l'un de l'autre. Quand ceux de Lourdes entendirent que les garnisons françoises chevauchoient
et les attendoient à Tournay, si furent en doute; et se conseillèrent sur les champs
comment ils se maintiendroient et comment leur proie à sauveté ils mèneroient; si
dirent: "Nous nous partirons en deux parts: l'une partie emmènera devant li, tout
chassant, la proie; et là seront nos varlets et nos pillards, et prendront le chemin
à la couverte des Landes de Bourg et viendront passer le chemin au pont à Tournay,
et la rivière de Lèse entre Tournay et Mauvoisin, et les autres chevaucheront en
bataille par les combliaux des montagnes, et feront montre pour revenir au pas du
Larre dessous Marcheras, pour recheoir entre Barbesan et Montgaillard; mais pourvu
que nous puissions passer sauvement la rivière atout notre proie et que à Montgaillard
nous soyons tous ensemble, nous n'avons garde, car nous serons tantôt à Lourdes."
Ainsi comme ils l'ordonnèrent ils le firent, et prirent le bâtard de Cornillac, et
Guillonnet de Harnes, et Perrot Boursier, et Jean Calemin de Basselle, et le Rouge,
écuyer, et quarante lances, et tous leurs varlets, pillards et autres, et leur dirent:
"Vous emmènerez notre proie et nos prisonniers toute Lande-de Bourg, et descendrez
entre Tournay et Mauvoisin, et là passerez au pont la rivière, et irez tout à la
couverte entre le Civitat et Montgaillard, et nous ferons l'autre chemin de Marcheras
et de Barbesan, et nous nous retrouverons ensemble à Montgaillard.". Si comme il
fut ordonné il fut fait; et si départirent là sur les champs; et demeurèrent en route
et en la plus grande partie, Ernauton de Rostem, Ernauton de Sainte-Colombe, le Mongat
de Sainte-Cornille et bien quatre vingt compagnons, tous hommes d'armes; il n'y avoit
pas dix varlets; et restraindirent leurs plates et mirent leurs bassinets, et prirent
leurs lances, et chevauchèrent tous serrés, ainsi que pour tantôt combattre; ni autre
chose ils n'attendoient, car ils sentoient leurs ennemis sur les champs.
"Tout en
autelle manière que cils de Lourdes avoient eu conseil de retourner, eurent aussi
avis de eux trouver et rencontrer les François; et dirent là le Mongat de Barbesan
et Ernauton Bisette: "Nous savons bien que cils de Lourdes sont sur les champs et
ramènent grand'proie et grand'foison de prisonniers; nous serons trop courroucés
si ils nous échappent. Si nous faut mettre en deux embûches, car nous sommes gens
assez pour cela faire." Adonc fut ordonné que Ernauton, le bourg d'Espaigne et messire
Raymon de Benac et Angelot de Landes, tout cent lances, garderoient le pas à Tournay;
car il convenoit du moins que leur bestail et leurs prisonniers passassent là la
rivière de Lisse, et le sire de Barbesan et Ernauton Bisette, atout autres cent lances,
chevaucheroient à l'aventure pour savoir si nuls en verroient ni trouveroient. Ainsi
se départirent les uns des autres; et s'en vinrent le sire de Benac et le bourg d'Espaigne,
et se mirent en embûche au pont entre Mauvoisin et Tournay; et les autres prirent
les champs, droitement sur le pas où nous chevauchons maintenant, qu'on dit au Larre.
Ils se trouvèrent, et tantôt comme ils se virent tôt descendirent de leurs chevaux
et les laissèrent aller paître; et appuigniérent et appointèrent leurs lances et
s'en vinrent les uns sur les autres, car combattre les convenoit, en écriant leurs
cris: Saint George, Lourdes et Notre-Dame de Bigorre! Là vinrent-ils l'un sur l'autre;
et commencèrent à bouter et à pousser fort et roide les lances et les poings; et
s'appuyoient en poussant de leurs poitrines, et point ne s'épargnoient; et là furent
une espace en férant et poussant de leurs lances l'un sur l'autre, tant que ce sembloit,
comme je ouïs recorder à ceux qui y furent, un pont; ni nul à ce commencement n'étoit
porté par terre.
"Quand il eurent assez bouté et poussé de leurs lances, ils les ruèrent
jus; et étoient jà tous échauffés; et prirent leurs haches et se commencèrent de
haches à combattre, et à donner grands et horribles horions, et chacun avoit le sien.
En cel état et en ce parti d'armes furent-ils plus de trois heures; et se battirent
et navrèrent si très bien que merveilles. Et quand il y en avoit aucuns qui étoient
outrés ou si mal menés que ils ne se pouvoient plus soutenir, et foulés jusques à
la grosse haleine tout bellement, ils se départoient et s'en alloient seoir sur un
fossé ou en-mi le pré, et ôtoient leurs bassinets et se rafreschissoient, et puis
quand ils étoient bien rafreschis, ils remettoient leurs bassinets et s'en venoient
encore recommencer à combattre. Ni je ne cuide pas que oncques si bonne besogne fut,
ni si dur rencontre, ni bataille si bien combattue puis la bataille des Trente qui
fut en Bretagne, comme celle de Marcheras en Bigorre fut. Et là étoient main à main
l'un à l'autre; et là fut sur le point d'être déconfit Ernauton de Sainte-Colombe,
qui est assez bel écuyer, grand et fort et bel homme d'armes d'un écuyer de ce pays
qui s'appeloit Guillonnet de Salenges; et l'avoit cil mené jusques à la grosse haleine,
quand il en avint ce que je vous dirai.
"Ernauton de Sainte-Colombe avoit un varlet
qui regardoit la bataille, ni point ne se combattoit, ni aussi on ne lui demandoit
rien; quand il vit son maître ainsi mené que presque à outrance, il fut moult courroucé,
et vint à son maître, et prit la hache entre ses mains, dont il se combattoit, et
lui dit en la prenant: "Ernauton, allez vous seoir et reposer, vous ne vous savez
combattre." Et quand il ot la hache, il vint à l'écuyer, et lui donna tel coup sur
le bassinet, que il l'étourdit tout, et fit chanceler et presque cheoir à terre.
Quand Guillonnet se sentit ainsi féru, si lui vint à grand'déplaisance; et voult
venir sur le varlet, et le cuida férir de sa hache en la tête, mais le varlet se
muça sous le coup et ne fut pas consuivi; si embrassa l'écuyer qui étoit travaillé
de longuement combattre, et le tourna et l'abattit sous lui à la lutte, et lui dit:
"Je vous occirai, si vous ne vous rendez à mon maître. - Qui est ton maître? dit-il.
- Ernauton de Sainte-Colombe, à qui vous avez huy tant combattu." L'écuyer vit que
il n'avoit pas l'avantage; et qu'il étoit dessous celui varlet, qui tenoit une dague
pour le férir, si il ne se rendoit. Si se rendit, à venir dedans quinze jours tenir
son corps prisonnier à Lourdes, rescous ou non rescous. Ce service fit le varlet
à son maître. Et vous dis, messire Jean, que là eut fait par tels choses trop grand'foison
d'apertises d'armes, et des compagnons jurés et fiancés, les uns venir à Tharbe et
les autres aller à Lourdes. Et se combattirent main à main sans eux épargnier Ernauton
de Bisette et le Mongat de Sainte-Basile, lesquels y firent maintes apertises d'armes;
et n'y avoit homme qui ne fût assez embesogné de lui combattre. Et tant se combattirent
qu'ils furent si outrés et si lassés que ils ne se purent mais aider; et là furent
morts sur la place deux des capitaines, le Mongat de Lourdes et d'autre part Ernauton
Bisette.
"Adonc se cessa la bataille, par l'accord de l'un et de l'autre car ils étoient
si foulés que ils ne pouvoient mais tenir leurs haches ni leurs lances, et se désarmoient
les aucuns pour eux rafreschir, et laissoient là leurs armures. Si emportèrent ceux
de Lourdes le Mongat tout occis, et les François à Tharbe Ernauton Bisette; et pour
ce qu'il fut remembrance de la bataille, on fit là une croix de pierre où ces deux
écuyers s'abattirent et moururent. Velà là, je la vous montre."
A ces mots chéimes-nous
droit sur la croix, et y dîmes-nous chacun pour les âmes des morts une patenôtre,
un Ave Maria, un De profundis et Fidelium.
L'histoire a été reprise par Alexandre Dumas (Le bâtard de Mauléon) :
Chapitre I
Comment messire Jehan Froissard fut instruit de l'histoire que nous allons
raconter.
« Le voyageur qui parcourt aujourd'hui cette partie du Bigorre qui s'étend
entre les sources du Gers et de l'Adour, et qui est devenue le département des Hautes-Pyrénées,
a deux routes à prendre à son choix pour se rendre de Tournai à Tarbes : l'une, toute
récente et qui traverse la plaine, le conduira en deux heures dans l'ancienne capitale
des comtes de Bigorre ; l'autre, qui suit la montagne et qui est une ancienne voie
romaine, lui offrira un parcours de neuf lieues. Mais aussi ce surcroît de chemin
et de fatigue sera bien compensé pour lui par le charmant pays qu'il parcourra, et
par la vue de ces premiers plans magnifiques qu'on appelle Bagnères, Montgaillard,
Lourdes, et par cet horizon que forment comme une muraille bleue les vastes Pyrénées
du milieu desquelles s'élance, tout blanc de neige, le gracieux Pic du Midi. Cette
route, c'est celle des artistes, des poètes et des antiquaires. C'est donc sur celle-là
que nous prierons le lecteur de jeter avec nous les yeux.
Dans les premiers jours
du mois de mars 1388, vers le commencement du règne du roi Charles VI, c'est-à-dire
quand tous ces châteaux, aujourd'hui au niveau de l'herbe élevaient le faîte de leurs
tours au-dessus de la cime des plus hauts chênes et des pins les plus fiers, - quand
ces hommes à l'armure de fer et au coeur de bronze qu'on appelait Olivier de Clisson,
Bertrand Duguesclin, le Captal de Buch, venaient à peine de se coucher dans leurs
tombes homériques, après avoir commencé cette grande Iliade dont une bergère devait
faire le dénouement, deux hommes chevauchaient suivant cette route étroite et raboteuse
qui était alors la seule voie de communication qui existât entre les principales
villes du Midi.
Ils étaient suivis de deux valets, à cheval comme eux.
Les deux maîtres
paraissaient porter le même âge à peu près, c'est-à-dire cinquante-cinq à cinquante-huit
ans. Mais là s'arrêtait la comparaison ; car la grande différence qui existait entre
leurs deux costumes indiquait qu'ils suivaient chacun une profession différente.
L'un d'eux, qui, par habitude sans doute, marchait en avant d'une demi- longueur
de cheval, était vêtu d'un surcot de velours qui avait été cramoisi, mais dont le
soleil et la pluie, auxquels il s'était trouvé exposé bien des fois depuis le premier
jour où son maître l'avait mis, en avaient altéré non seulement le lustre, mais encore
la couleur. Par les ouvertures du surcot sortaient deux bras nerveux, couverts de
deux manches de buffle, lesquelles faisaient partie d'un pourpoint qui avait été
jaune autrefois, mais qui, pareil au surcot, avait perdu son état primitif non point
par son contact avec les éléments, mais par son frottement avec la cuirasse à laquelle
il était évidemment destiné à servir de doublure. Un casque, de l'espèce de ceux
qu'on appelait bassinet, momentanément pendu, à cause de la chaleur sans doute, à
l'arçon de la selle du cavalier, permettait de voir sa tête nue, chauve sur le haut,
mais ombragée sur les tempes et par derrière de longs cheveux grisonnants, qui s'harmoniaient
avec des moustaches un peu plus noires que les cheveux, comme cela arrive presque
toujours chez les hommes qui ont supporté de grandes fatigues, et une barbe de même
couleur que les moustaches, coupée carrément et retombant sur un gorgerin de fer,
seule partie de l'armure défensive que le cavalier eût conservée. Quant aux armes
offensives, elles se composaient d'une longue épée pendue à une large ceinture de
cuir, et d'une petite hache terminée par une lame triangulaire, de manière à pouvoir
frapper également de cette hache par le tranchant et par la pointe. Cette arme était
accrochée à l'arçon de droite, et faisait pendant au casque accroché à l'arçon de
gauche.
Le second maître, c'est-à-dire celui qui marchait un peu en arrière du premier,
n'avait au contraire rien de guerrier, ni dans la tournure ni dans la mise. Il était
vêtu d'une longue robe noire, à la ceinture de laquelle, au lieu d'épée ou de poignard,
pendait un encrier de chagrin, comme en portaient les écoliers et les étudiants ;
sa tête aux yeux vifs et intelligents, sourcils épais, au nez arrondi par le bout,
aux lèvres un peu grosses, aux cheveux rares et courts, dénuée de moustaches et de
barbe, était coiffée d'un chaperon, comme en portaient les magistrats, les clercs,
et en général les personnes graves. De ses poches sortaient des rouleaux de parchemin
couverts de cette écriture fine et serrée, habituelle à ceux qui écrivent beaucoup.
Son cheval lui-même semblait partager les inclinations pacifiques de son cavalier,
et son allure modeste et assujettie à l'amble, sa tête inclinée vers la terre, contrastaient
avec le pas relevé, les naseaux fumants et les hennissements capricieux du cheval
de bataille, qui, ainsi que nous l'avons dit, semblait, fier de sa supériorité, affecter
de prendre le pas sur lui.
Les deux valets venaient derrière et conservaient entre
eux le même caractère opposé qui distinguait les maîtres. L'un était vêtu de drap
vert à peu près à la manière des archers anglais, dont il portait l'arc en bandoulière
et la trousse au côté droit, tandis qu'au côté gauche descendait collé à sa cuisse
une espèce de poignard à large lame qui tenait le milieu entre le couteau et cette
arme terrible qu'on appelait une langue de boeuf.
Derrière lui résonnait, à chaque
pas un peu relevé de son cheval, l'armure dont la sécurité des chemins avait permis
à son maître de se débarrasser momentanément.
L'autre était, comme son maître, vêtu
de noir, et semblait, par la façon dont ses cheveux étaient coupés et par la tonsure
qu'on apercevait sur le haut de sa tête quand il soulevait sa calotte de drap noir
à oreillettes, appartenir aux basses catégories du clergé. Cette opinion pouvait
être encore confirmée par la vue du missel qu'il tenait sous son bras, et dont les
coins et la fermeture d'argent, d'un assez beau travail d'orfèvrerie, étaient restés
brillants, malgré la fatigue de la reliure.
Tous quatre cheminaient donc, les maîtres
rêvant, les valets bavardant, lorsqu'en arrivant près d'un carrefour où le chemin
se divisait en trois branches, le chevalier arrêta son cheval, et faisant signe à
son compagnon de faire comme lui :
- Or çà, dit-il, maître Jehan, regardez bien le
pays d'alentour, et dites-moi ce que vous en pensez.
Celui auquel cette invitation
était faite jeta un coup d'oeil tout autour de lui, et comme le pays était tout à
fait désert, et par la disposition du terrain paraissait propre à une embuscade :
- Sur ma foi ! dit-il, sire Espaing, voilà un étrange lieu, et je déclare pour mon
compte que je ne m'y arrêterais pas même le temps de dire trois Pater et trois Ave,
si je n'étais dans la compagnie d'un chevalier renommé comme vous l'êtes.
- Merci
du compliment, sire Jehan, dit le chevalier, et je reconnais là votre courtoisie
habituelle ; maintenant rappelez-vous ce que vous m'avez dit, il y a trois jours,
en sortant de la ville de Pamiers, à propos de cette fameuse escarmouche entre le
Mongat de Saint-Bazile et Ernauton-Bissette, au pas de Larre.
- Oh ! oui, je me rappelle,
répondit l'homme d'église, je vous dis, quand nous serions au pas de Larre, de m'avertir,
car je voulais voir ce lieu illustré par la mort de tant de braves gens.
- Eh bien
! vous le voyez, messire.
- Je croyais que le pas de Larre était en Bigorre.
- Aussi
y est-il, et nous aussi, messire, et cela depuis que nous avons passé a gué la petite
rivière de Lèze. Nous avons laissé à gauche, voici à peu près un quart d'heure, le
chemin de Lourdes et le château de Montgaillard ; voici le petit village de la Civitat,
voici le bois du seigneur de Barbezan, et enfin là-bas, à travers les arbres, voici
le château de Marcheras.
- Ouais ! messire Espaing, dit l'homme d'église, vous savez
ma curiosité pour les beaux faits d'armes et comment je les enregistre à mesure que
je les vois ou qu'on me les raconte, afin que la mémoire n'en soit pas perdue ; dites-moi
donc s'il vous plaît, en détail, ce qui arriva en ce lieu.
- C'est chose facile,
dit le chevalier : Vers 1358 ou 1359, il y a trente ans de cela, toutes les garnisons
du pays étaient françaises, excepté celle de Lourdes. Or, celle-ci faisait de fréquentes
sorties pour ravitailler la ville, enlevant tout ce qu'elle rencontrait, et ramenant
tout derrière les murailles, si bien que lorsqu'on la savait aux champs, toutes les
autres garnisons envoyaient des détachements en campagne et lui donnaient la chasse,
et quand on se rencontrait, c'étaient de terribles combats où s'accomplissaient d'aussi
beaux faits d'armes qu'en batailles rangées.
Un jour, le Mongat de Saint-Bazile,
qu'on appelait ainsi parce qu'il avait l'habitude de se déguiser en moine pour tendre
ses embûches, sortit de Lourdes avec le seigneur de Carnillac et cent vingt lances
à peu près : la citadelle manquait de vivres, et une grande expédition avait été
résolue. Ils chevauchèrent donc tant que, dans une prairie à une lieue de la ville
de Toulouse, ils trouvèrent un troupeau de boeufs dont ils s'emparèrent, puis s'en
revinrent par le chemin le plus court ; mais, au lieu de suivre prudemment le chemin,
ils se détournèrent à droite et à gauche, pour enlever encore un troupeau de porcs
et un troupeau de moutons, ce qui donna le temps au bruit de l'expédition de se répandre
dans le pays.
Le premier qui le sut fut un capitaine de Tarbes nommé Ernauton de
Sainte- Colombe. Il laissa aussitôt son château à garder à un sien neveu, d'autres
disaient son fils bâtard, lequel était un jeune damoiseau de quinze ou seize ans,
qui n'avait encore assisté à aucun combat ni à aucune escarmouche. Il courut avertir
le seigneur de Berrac, le seigneur de Barbezan, et tous les écuyers de Bigorre qu'il
put rencontrer, de sorte que le même soir, il se trouvait à la tête d'une troupe
à peu près pareille à celle que commandait le Mongat de Saint-Bazile, et dont on
lui remit l'entier gouvernement.
Aussitôt, il répandit ses espions par le pays pour
savoir le chemin que comptait prendre la garnison de Lourdes, et quand il sut qu'elle
devait passer au pas de Larre, il résolut que ce serait là qu'il l'attendrait. En
conséquence, comme il connaissait parfaitement le pays, et que ses chevaux n'étaient
point fatigués, tandis que, au contraire, ceux de ses ennemis marchaient depuis quatre
jours, il se hâta de venir prendre son poste, tandis que les maraudeurs faisaient
une halte à trois lieues à peu près de l'endroit où il les attendait.
Comme vous
l'avez dit vous-même, le terrain est propice à une embuscade. Les gens de Lourdes
et le Mongat lui-même ne se doutèrent donc de rien, et comme les troupeaux marchaient
devant, les troupeaux avaient déjà dépassé l'endroit où nous sommes, quand, par les
deux chemins que vous voyez, l'un à notre droite, l'autre à notre gauche, la troupe
d'Ernauton de Sainte- Colombe arriva au galop en poussant de grands cris ; or, elle
trouva à qui parler ; le Mongat n'était pas homme à fuir, il fit faire halte à sa
troupe et attendit le choc.
Il fut terrible et tel qu'on devait s'y attendre entre
les premiers hommes d'armes du pays ; mais ce qui, surtout, rendait furieux ceux
de Lourdes, c'est qu'ils étaient séparés de ce troupeau pour lequel ils avaient essuyé
tant de fatigues et affronté tant de dangers, et qu'ils l'entendaient s'éloigner
beuglant, grognant et bêlant, sous la conduite des valets de leurs adversaires, qui,
grâce à la barrière opposée par leurs maîtres, n'avaient eu à combattre que les bouviers
qui n'avaient pas même combattu, car peu leur importait que leur bétail appartint
à l'un ou l'autre, du moment où il ne leur appartenait plus.
Ils avaient donc un
double intérêt à défaire leurs ennemis, - d'abord celui de leur propre sûreté, puis
celui de rentrer en propriété de leurs vivres, dont ils savaient que leurs camarades
restés dans la citadelle avaient si grand besoin.
La première rencontre avait eu
lieu à coups de lances ; mais bientôt une partie des lances fut brisée, et ceux qui
avaient encore les leurs, trouvant que dans un espace si resserré la lance était
une mauvaise arme, les jetèrent et saisirent les uns leurs haches, les autres leurs
épées, - ceux-ci des massues, ceux-là toute arme qui leur tomba sous la main, et
la véritable mêlée commença si ardente, si cruelle, si acharnée, que personne ne
voulait reculer d'un pas, et que ceux qui tombaient essayaient encore d'aller mourir
en avant pour qu'on ne dit pas qu'ils avaient perdu le champ de bataille, et ils
se battirent trois heures ainsi, de sorte que, comme d'un commun accord, ceux qui
étaient trop fatigués se retiraient, allaient s'asseoir en arrière de leurs compagnons,
soit dans le bois, soit dans la prairie, soit au bord du fossé, ôtaient leurs casques,
essuyaient leur sang ou leur sueur, respiraient un instant, et revenaient au combat
plus acharnés que jamais ; si bien que je ne crois pas qu'il y ait eu jamais bataille
si bien attaquée et si bien détendue depuis le fameux combat des Trente.
Pendant
ces trois heures de mêlée, le hasard avait fait que les deux chefs, c'est-à-dire
le Mongat de Saint-Bazile et Ernauton de Sainte-Colombe, avaient combattu, l'un à
droite, l'autre à gauche. Mais tous deux frappaient si fort et si dru que la foule
finit par s'ouvrir devant eux et qu'ils se trouvèrent enfin en face l'un de l'autre.
Comme c'était cela que chacun d'eux désirait, et comme depuis le commencement de
la rencontre ils n'avaient cessé de s'appeler, ils jetèrent un cri de joie en s'apercevant,
et comme si les autres eussent compris que tout combat devait s'effacer devant le
leur, on s'écarta, on céda le terrain, et l'action générale cessa pour faire place
à cette lutte particulière.
- Ah ! dit l'homme d'église, interrompant le chevalier
avec un soupir, que n'étais-je là pour voir une pareille joute, qui devait rappeler
ces beaux temps de la chevalerie passés hélas ! pour ne plus revenir.
- Le fait est,
messire Jehan, reprit l'homme de guerre, que vous eussiez vu un beau et rare spectacle.
Car les deux combattants étaient deux hommes d'armes, puissants de corps et savants
dans le métier, montés sur de bons et fiers chevaux qui semblaient aussi acharnés
que leurs maîtres à se déchirer ; cependant le cheval du Mongat de Saint-Bazile tomba
le premier frappé d'un coup de hache destiné par Ernauton à son maître, et qui l'étendit
mort sur la place. Mais le Mongat était trop expert, si rapide que fût la chute,
pour n'avoir pas eu le temps de dégager ses pieds des arçons, de sorte qu'il se trouva
couché, non pas sous son cheval, mais à côté de lui, et qu'étendant le bras, il coupa
le jarret au destrier d'Ernauton, lequel hennit de douleur, faiblit et tomba sur
les deux genoux ; Ernauton perdit son avantage et fut à son tour forcé de sauter
à terre. A peine y fut-il que le Mongat se redressa sur ses pieds, et le combat recommença,
Ernauton frappant de sa hache et le Mongat de sa masse d'armes.
- Et c'était à cette
même place que se passait ce beau fait d'armes ! dit l'homme d'église, l'oeil étincelant
d'ardeur, et comme s'il eût vu le combat qu'on lui décrivait.
- A cette même place,
messire Jehan. Et dix fois des témoins oculaires m'ont raconté à moi ce que je vous
raconte à vous. Ernauton était à la place où vous êtes et le Mongat à la place où
je suis, et le Mongat pressa si bien Ernauton que celui-ci tout en se défendant fut
cependant forcé de reculer, et tout en combattant recula, depuis cette pierre qui
est entre les jambes de votre cheval, jusqu'à ce fossé où il s'en allait sans doute
tomber en arrière, quand un jeune homme qui était arrivé tout hors d'haleine pendant
le combat, et qui regardait de l'autre côté du fossé, voyant le bon chevalier poussé
ainsi, et comprenant qu'il était au bout de sa force, ne fit qu'un bond de l'endroit
où il était jusqu'à Ernauton, et lui prenant des mains la hache qu'il était prêt
à laisser tomber :
" - Ah ! bel oncle, lui dit-il, donnez-moi un peu cette hache
et laissez-moi faire. "
Ernauton ne demandait pas mieux, il lâcha la hache et s'étendit
sur les bords du fossé où ses valets accoururent à son aide et le délacèrent, car
il était prêt à s'évanouir.
- Mais le jeune homme, dit l'abbé, le jeune homme ?
-
Eh bien ! le jeune homme prouva en cette occasion que, tout bâtard qu'on le disait,
il avait dans les veines du bon sang de race, et que son oncle avait eu tort de l'enfermer
dans un vieux château au lieu de l'emmener avec lui ; car à peine eut-il la hache
en main que sans s'inquiéter de ce qu'il avait un simple pourpoint de drap et pour
toute coiffure un bonnet de velours, tandis que son ennemi était tout couvert de
fer, il lui porta un si rude coup du tranchant de son arme sur le haut de son casque
que le bassinet en fut entamé, et que le Mongat tout étourdi chancela et tomba presque
à terre. Mais c'était un trop rude homme d'armes pour choir ainsi sous une première
atteinte. Il se redressa donc, il leva à son tour sa masse, et en porta au jeune
homme un tel coup qu'il lui eût certainement écrasé la tête s'il l'eût atteint. Mais
celui-ci, qu'aucune arme défensive n'alourdissait, évita le coup en faisant un bond
de côté, et s'élançant aussitôt sur son adversaire, léger et bondissant comme un
jeune tigre, enveloppa de ses deux bras le Mongat fatigué de la longue lutte, et
le courbant comme le vent fait d'un arbre, finit par l'abattre sous lui en criant
:
" Rendez-vous, Mongat de Saint-Bazile, secouru ou non secouru, sinon vous êtes
mort. "
- Et donc se rendit ? demanda l'homme d'église qui prenait à ce récit un
si grand intérêt que tous ses membres en tressaillaient d'aise.
- Non pas, reprit
messire Espaing, mais répondit bel et bien :
" - Me rendre à un enfant ! j'aurais
honte... frappe si tu peux.
- Eh bien ! rendez-vous non pas à moi, mais à mon oncle
Ernauton de Sainte-Colombe, qui est un brave chevalier et non pas un enfant comme
moi.
- Pas plus à ton oncle qu'à toi, dit le Mongat d'une voix sourde, car si tu
n'étais pas arrivé, c'est ton oncle qui en serait où j'en suis, frappe donc. Pour
moi, sous aucun prétexte, je ne me rendrai.
- En ce cas, dit le jeune homme, et puisque
tu ne veux pas te rendre absolument, attends et tu vas voir.
- Oui, voyons, dit le
Mongat en faisant un effort comme en fait le géant Encelade lorsqu'il veut se débarrasser
du mont Etna, voyons un peu.
Mais ce fut inutilement qu'il rassembla toutes ses forces,
qu'il enveloppa le jeune homme de ses bras et de ses jambes comme d'un double anneau
de fer, il ne put lui faire perdre l'avantage. Celui-ci demeura vainqueur, le tenant
sous lui d'une main, tandis que de l'autre il tirait de sa ceinture un petit coutelet
long et mince dont la lame glissa sous le gorgerin. Au même instant, on entendit
comme un râlement sourd. Le Mongat s'agita, se raidit, se souleva, mais sans pouvoir
écarter le jeune homme cramponné à lui et poussant toujours son coutelet ; tout à
coup une écume de sang jaillit à travers la visière du casque du Mongat et vint marbrer
le visage de son adversaire. A ces efforts presque surhumains, on devina les convulsions
de l'agonie. Mais pas plus qu'il ne l'avait lâché, le jeune homme ne le lâcha ; il
semblait lié à tous ses mouvements. Comme fait le serpent au corps de la victime
qu'il étouffe, il se souleva, s'affaissa, se raidit, comme lui et avec lui, frissonna
de tous ses frissonnements, et demeura couché et étendu jusqu'à ce que le dernier
tressaillement se fût éteint, et que le râle se fût changé en un soupir.
Alors il
se releva, s'essuyant le visage avec la manche de son pourpoint, et de l'autre main
secouant ce petit couteau qui semblait un jouet d'enfant, et qui cependant venait
de mettre à mort si cruellement un homme.
- Vrai Dieu ! s'écria l'homme d'église,
oubliant que son enthousiasme l'entraînait presque jusqu'au jurement, vous me direz
le nom de ce jeune homme, n'est-ce pas, sire Espaing de Lyon, afin que je le consigne
sur mes tablettes et que je tâche de le graver au livre de l'histoire ?
- Il s'appelait
le Bâtard Agénor de Mauléon, répondit le chevalier, et inscrivez tout au long ce
nom sur vos tablettes, comme vous dites, messire Jehan ; car c'est le nom d'un rude
homme d'armes, et qui mérite bien cet honneur.
- Mais, dit l'abbé, n'en est-il point
resté là, sans doute ; et a-t-il fait dans sa vie quelques autres faits d'armes dignes
de celui par lequel il a débuté.
- Oh ! bien certainement, car trois ou quatre ans
après il partit pour l'Espagne, où il demeura pendant quatre ou cinq ans, se battant
contre les Mores et les Sarrasins, et d'où il revint avec le poignet droit coupé.
- Oh ! fit l'homme d'église avec une exclamation qui indiquait la part qu'il prenait
à l'accident du vainqueur du Mongat de Saint-Bazile ; voilà qui est malheureux tout
à fait, car sans doute un si brave chevalier fut-il obligé de renoncer aux armes
!
- Non pas, répondit messire Espaing de Lyon, non pas, et vous vous trompez fort,
au contraire, sire Jehan ; car à la place de la main qu'il avait perdue, il se fit
faire une main de fer avec laquelle il maintient la lance tout aussi bien qu'avec
une véritable main ; sans compter qu'il y peut, quand cela lui convient, adapter
une masse d'armes avec laquelle il frappe, à ce qu'il paraît, de telle façon que
ceux qui sont frappés ne s'en relèvent guère.
- Et, demanda l'homme d'église, peut-on
savoir dans quelle occasion il perdit cette main !
- Ah ! dit messire Espaing, voilà
ce que je ne puis vous dire, quelque envie que j'aie de vous être agréable, car je
ne connais point personnellement le brave chevalier dont il est question, et, même
m'a-t-on assuré que ceux qui le connaissent l'ignorent comme moi ; jamais il n'a
voulu raconter cette portion de sa vie à personne.
- Alors, dit l'homme d'église,
je ne parlerai en aucune façon de votre bâtard, maître Espaing ; car je ne veux pas
que ceux qui liront l'histoire que j'écris fassent la même demande que moi sans avoir
de réponse.
- Dame ! dit messire Espaing, je demanderai, je m'informerai ; mais commencez
toujours par en faire votre deuil, maître Jehan : car je doute que vous sachiez jamais
rien de ce que vous désirez savoir, sinon par lui-même si vous le rencontrez jamais.
- Vit-il donc encore !
- Certes, et guerroyant plus que jamais.
- Avec sa main de
fer ?
- Avec sa main de fer.
- Ah ! dit messire Jehan, je crois que je donnerais
mon abbaye pour rencontrer cet homme et pour qu'il consentît à me raconter son histoire
; mais tout au moins m'achèverez-vous la vôtre, messire Espaing, et me direz vous
ce qu'il advint des deux partis quand le Mongat fut mort.
- La mort du Mongat termina
la bataille. Ce que voulaient les chevaliers, c'était les troupeaux enlevés, et ils
les avaient. - D'ailleurs, le Mongat mort, ils savaient que cette fameuse garnison
de Lourdes, si redoutée, était de moitié moins à craindre, car c'est souvent un seul
homme qui fait la force d'une garnison ou d'une armée. Il fut donc convenu que chacun
emporterait ses blessés et ses prisonniers, et qu'on enterrerait les morts.
On emporta
donc Ernauton de Sainte-Colombe, qui était tout meurtri du combat, l'on enterra les
morts où nous sommes, à l'endroit même que nos chevaux foulent aux pieds. Et pour
qu'un si brave compagnon ne fût point confondu avec des cadavres vulgaires, l'on
creusa une fosse de l'autre côté de cette grande roche que vous voyez à quatre pas
de nous, avec une croix de pierre et son nom dessus, afin que les pèlerins, les voyageurs
et les preux chevaliers, puissent, en passant, dire une prière pour le repos de son
âme.
- Allons donc devers cette croix, messire Espaing, répondit l'abbé, car pour
mon compte j'y dirai de grand coeur une patenôtre un Ave Maria, un De profundis.
Alors donnant l'exemple au chevalier, l'abbé fit signe aux écuyers de venir, jeta
la bride de son cheval aux mains de son valet, et mit pied à terre avec une impatience
qui indiquait que, lorsqu'il s'agissait de pareilles matières, le bon chroniqueur
était allégé de la moitié de son âge.
Messire Espaing de Lyon en fit autant, et tous
deux s'acheminèrent à pied vers l'endroit indiqué. Mais au tournant du rocher, tous
deux s'arrêtèrent.
Un chevalier, dont ils ignoraient la présence, était agenouillé
devant la croix, enveloppé d'un large manteau, qui, à la raideur de ses plis, dénonçait
sous sa draperie une armure complète. - Sa tête seule demeurait découverte, son casque
déposé à terre tandis qu'à dix pas en arrière, masqué aussi par le rocher, se tenait
un écuyer armé en guerre, monté sur un cheval de bataille, et tenant en main le cheval
de son maître, enharnaché comme pour le combat.
C'était un homme dans toute la force
de l'âge, c'est-à-dire de quarante-six à quarante-huit ans, au teint bruni d'un More,
aux cheveux épais et à la barbe fournie. Cheveux et barbe étaient de la couleur de
l'aile d'un corbeau.
Les deux voyageurs s'arrêtèrent un instant à regarder cet homme
qui, immobile et semblable à une statue, accomplissait sur la tombe du Mongat le
pieux devoir qu'ils venaient y remplir eux-mêmes.
De son côté, le chevalier inconnu,
tant que dura sa prière, ne parut faire aucune attention aux nouveaux venus ; puis,
lorsque sa prière fut terminée, il fit de la main gauche, au grand étonnement des
deux assistants, le signe de la croix, les salua courtoisement de la tête, remit
son casque sur son front bruni, toujours enveloppé de son manteau, remonta à cheval,
tourna à son tour l'angle du rocher suivi de son écuyer, plus sec, plus raide et
plus noir encore que lui, et s'éloigna.
Bien qu'on rencontrât à cette époque bon
nombre de ces sortes de figures, celle-ci avait un caractère si particulier que les
deux voyageurs la remarquèrent, mais chacun intérieurement ; car le temps commençait
à presser, l'on avait encore trois lieues à faire, et l'homme d'église avait pris
l'engagement de dire sur la tombe du Mongat une patenôtre, un Ave Maria, un De Profundis
et Fidelium. La prière finie, messire Jehan regarda autour de lui. Le chevalier,
qui sans doute n'en savait pas plus long que lui, l'avait laissé seul : il fit donc
à son tour le signe de la croix, mais de la main droite, et alla rejoindre son compagnon.
- Eh ! dit-il aux deux valets, n'avez-vous pas vu un chevalier armé en guerre suivi
de son écuyer, le chevalier paraissant avoir quarante-six ans et l'écuyer cinquante-cinq
ou soixante ?
- Je m'en suis déjà enquis, messire, fit avec un signe de tête Espaing
de Lyon, dont l'esprit avait subi la même préoccupation que celui de son compagnon
de voyage.
Il paraît suivre la même route que nous, et comme nous sans doute il va
coucher à Tarbes.
- Mettons nos chevaux au trot pour le rejoindre, s'il vous plaît,
messire Espaing, dit le chroniqueur, car peut-être, si nous le rejoignons, nous parlera-t-il,
comme c'est l'habitude entre gens qui suivent la même route. Et il me semble qu'il
y aurait beaucoup de choses à apprendre dans la compagnie d'un homme qui a vu un
soleil assez chaud pour lui faire le teint qu'il a.
- Faisons donc selon votre désir,
messire, dit le chevalier ; car, je vous l'avoue, je me sens atteint d'une curiosité
non moins vive que la vôtre ; quoique de ces cantons, je ne me rappelle pas avoir
vu jamais cette figure dans ce pays.
En conséquence de cette détermination, nos deux
voyageurs, tout en marchant d'un pas plus rapide, continuèrent à garder la même distance,
le cheval du chevalier devançant toujours quelque peu le cheval de l'homme d'église.
Mais ce fut inutilement qu'ils pressèrent la marche de leurs montures. Le chemin,
qui était devenu plus large et plus beau en côtoyant la rivière de Lèze avait donné
même facilité de doubler le pas à l'inconnu et à son écuyer, et les curieux arrivèrent
aux portes de Tarbes sans l'avoir rejoint (...) »