Avant-propos de l'auteur Eugène Cordier :
« Au moment où l'esprit de légende, cette force vivante du passé, s'affaiblit et
meurt chaque jour, sur tous les points de France, il importe de recueillir, sans
délai, ses meilleures créations : bientôt, il ne sera plus temps. Le peuple marche
à pas de géant dans l'avenir... »
Le Pasteur de 909 ans.
« Transportons-nous dans les vallons d'Arize, immenses pacages, racines du mont qu'on
appelle le Pic-du-Midi de Bagnères : là vivait, dans des temps reculés, un très vieux
pasteur ; là il paissait ses troupeaux et il n'avait jamais neigé sur la montagne.
Or, il venait d'atteindre sa neuf cent neuvième année, lorsqu'il vit, pour la première
fois, tomber la neige, et, la voyant, il connut que sa fin était proche et appela
ses deux fils. Ceux-ci, qui le savaient très vieux et qui considéraient parfois la
longue barbe de mousse qui pendait au menton de leur père, comme à un sapin antique,
avaient essayé de ranimer ses forces en lui portant du vin. Le vieillard y trempa
ses lèvres et les trempa encore : "De quel arbre est ce fruit", dit-il. "Ce n'est
point fruit de la ronce", répliquèrent, en souriant, ses fils. Mais la liqueur généreuse
et nouvelle ne lui donna qu'un plaisir passager, alluma son vieux sang une minute
: ce fut la flamme la plus haute et dernière d'une lampe qui s'éteint. Et à la première
neige, qui descendit sans relâche : "Mes fils, dit-il, je meurs, voici ma fin prochaine
; rien ne peut à présent me retenir parmi vous ; je le savais, cela me fut prédit
: ces blancs flocons sont mon linceul qui vient, qui se déploie, qui tombe. Mais
vous, prenez courage et suivez, quand je ne serai plus, cette belle vache à la bruyante
sonnette. Elle vous mènera d'abord dans la région des eaux chaudes, à Bagnères :
là doivent s'élever des thermes bienfaisants. Allez toujours où elle vous conduira,
et où elle s'arrêtera, arrêtez-vous. Le vieux berger, le patriarche, l'ancien des
anciens, le grand-maître dans l'art des guérisons, l'inventeur des remèdes puissants
composés de simples herbes et du lait des brebis, l'Esculape, le Pan des Pyrénées,
mourut alors. Malgré sa science profonde, utile, malgré les grandeurs vraies de sa
vie, nul poète inspiré ne chanta ses vertus ; il mourut, au bruit sourd, étouffé,
de la neige qui tombe, et l'immense linceul s'étendit, s'amassa. Alors ses fils,
voyant la vache prête (elle partait), ils la suivirent, pieux observateurs de la
volonté du mourant. Elle fut d'abord, eux après elle, aux merveilleuses sources thermales
connues sous le nom de sources de Bagnères. Et il neigeait toujours. Alors la vache,
dont la sonnette faisait un tintement étouffé à tout moment par l'atmosphère enneigée,
partit encore, sans hésiter, tout droit ; un esprit supérieur la guidait. Et, descendant
les bords de l'Adour, torrent jadis aurifère, qui ne roule aujourd'hui que des eaux
et des rocs parfois tumultueux, elle s'arrêta au lieu où s'élève le riche et beau
village de Montgaillard. Là, les fils du pasteur s'arrêtèrent aussi. Et il ne neigait
plus. Un rocher conserve, au-dessus du village, avec la forme de la vache d'Arize,
la mémoire de cet évènement. Et depuis lors, il a toujours neigé dans la montagne.
Cependant le corps du grand pasteur ne resta point privé de sépulture ; on l'inhuma
pieusement, et la terre fut ornée en cette place d'un marbre blanc, sur lequel parurent
gravés des caractères inconnus.
Une fois, d'audacieux sacrilèges, violant la sainteté de ce tombeau, enlevèrent le
marbre. Mais il commença à pleuvoir, et la pluie dura quarante jours sans trève.
Alors, il fallut bien rendre sa pierre au mort irrité. Telle est la légende : ainsi
se coucha dans la terre le grand pasteur d'Arize, ainsi eut-il pour dernier vêtement
la première et merveilleuse neige que versa le ciel sur les vallées profondes des
Pyrénées, dans un temps qui n'a pas d'histoire. »